30 août 2002
À Toronto, je ne me suis plus sentie montréalaise mais ...

Mercredi matin, il y a deux jours, je me dépêchais de finir ma couture, ramasser ce qui traîne pour finir par faire mon petit bagage à peine une heure avant l'heure prévue au départ. C'est que je partais un peu distraitement, toute mon attention demeure ici, dans mes chez-moi, avec tous mes projets en plan et mes commissions en attente. Et puis c'est bien la première fois que je partais comme ça, sans but précis, avec l'excuse de voir pour la première fois le Royal Ontario Museum, alors que la cloche de la rentrée a officiellement sonné ... Je faisais la sourde oreille et partais donc, laissant un frigo plein, quatre hommes (!) en pleine possession de leurs moyens et un agenda encore assez vierge!

Mercredi soir, je prenais possession d'une très belle chambre meublée d'un lit énorme, avec jacuzzi en coin, enchâssé dans un miroir à trois côtés jusqu'au plafond. On aurait pu être quatre dans ce lit et au moins deux dans le jacuzzi, sauf que j'étais seule. Le beau-frère ayant squatté le sofa-lit du salon, étalant ses paperasses sur la table, se contentant de la douche installée dans la salle de bain. Et puis il fut parti tous les soirs jusqu'à une heure avancée et tous les jours, tout le temps. En fermant deux portes, j'étais dans mon château-fort.

Le premier soir, je me suis mise dans un grand bain mousseux, sans même faire marcher le moteur du jacuzzi, appréciant trop la grande paix des lieux, avec ma tête qui marche à cent milles à l'heure sur des scénarios divers d'écriture. J'ai d'ailleurs amené avec moi pour relire, "Écrire" de Marguerite Duras et "Le sourire d'Anton ou L'adieu au roman" de André Major (ce dernier est un extrait du journal de l'écrivain), et peut-être lire trois romans qui dorment sur mes étagères. Enfin, je savais que je ne lirai pas cinq livres, mais je voulais me donner un peu de choix selon l'humeur du moment. C'est incroyable, même le fait de me tenir debout là, nue, à me regarder de plein pied, dans un miroir à trois faces, me donne des idées d'écriture. C'est que rarement, sinon jamais n'ai-je l'occasion de me contempler de dos en entier. Du regard, j'apprécie ces chevilles aux attaches fines, ces fesses bien accrochées et ce sillon profond de ma colonne vertébrale surtout à la base des reins - un dos si semblable à celui de ma mère. De face, mes empreintes personnelles sont inédites, une coupure à peine visible au cou (thyroïde), une balafre profonde au travers du ventre (du temps où l'on vous ouvrait sur quinze centimètres pour enlever la toute petite vésicule biliaire), deux césariennes cachées dans les plis d'un ventre tombant zébré de vergetures. Franchement, si j'aurais à me "vendre", il faudrait que ça se fasse à reculons! De face c'est désespérant, à moins que quelqu'un voudrait s'acheter une mère et son giron!

Le deuxième soir, après la journée au musée et tous mes déplacements à pied dans le centre-ville, j'avais eu besoin, et du lit et du massage, pour finir par calmer ces pieds endoloris. Regarder sans être vue, partir sans être attendue, une liberté négociée, certes, que j'apprécie pleinement. Au point de calculer mes chances à d'autres escapades encore, mais à quelles fréquences? Je partirai bien toute seule, deux ou trois jours par mois. Le soir, au contraire du premier soir où j'entendais chacun des silences, je me suis mise à entendre chacun des bruits, comme le passage rhythmé du tramway dans la rue, comme les gargouillements de l'eau s'échappant de la baignoire à l'étage au-dessus. Je préfère, de loin, les silences aux bruits.

Ce matin, sans plan précis, j'avais fini de lire "Mademoiselle Liberté" d'Alexandre Jardin, avant de partir faire un peu les boutiques. Les soubresauts du livre m'ont pris de court, le délire psychotique des personnages est si loin de mon univers mental. Peut-être que l'auteur a réussi brillamment à découper en lamelles des tranches d'émotions et de comportements humains, mais tant pis, j'écrirai "ordinaire", avec mes dérapages contrôlés et mes passions sages. Pareil comme avec les autres journaux en ligne, je ne suis pas bien longtemps les écrits de mots en délire, comme des litanies d'obsession, comme quoi, pour faire littéraire, il faut se tortiller ou se tordre d'émotions écorchées. Je préfère les personnes vraies, les histoires claires où les émotions vécues sont bien légitimes, quelles qu'elles soient. Il y a bien moins de gens battus, meurtris, violés que de gens bien ordinaires, bercés par leur train-train quotidien.

Dans les boutiques, je ne magasinais pas, surfant sur les gens et les choses. Depuis mon retour de là-bas, j'ai gardé un regard en retrait sur la société d'ici, non pas de façon intentionnelle, mais comme instinctivement. Plus que jamais, ce matin, je me suis sentie étrangère, non pas parce que j'étais à Toronto (tous les centres commerciaux se ressemblent), mais parce que, en quelque sorte, je ne suis qu'une immigrante ici, pas plus, ni moins. Je ne suis ici que par nécessité d'abord, par commodité ensuite. Je ne rêvais pas d'ici, je n'ai jamais rêvé à ce que je vis ici (mari, enfants, métier, liberté et son prix). Ce n'est pas une question de légitimité, mais de destination, pour ne pas dire destinée.

À Toronto, je ne suis qu'une immigrante parmi tant d'autres. Ici, du moins au niveau de la rue, tout le monde parle sans complexe, avec un accent. Ce matin donc, dans la foule du Eaton Centre, je ne me suis même plus sentie montréalaise, surtout pas canadienne, ou québecoise, ni rien d'autre. Seulement une immigrante. Hier à la boutique du musée, devant des illustrations toutes occidentales, je me suis sentie étrangère, non pas parce que c'est quelque chose d'inconnu, mais plutôt "connu" intellectuellement, non pas viscéralement. Même dans les échoppes du Chinatown, devant l'étalage des marchandises, j'étais étrangère. Étrangère de toutes ces chinoiseries. Aujourd'hui, devant les griffes Steilmann, Jones New-York, Guess, et compagnie, je me suis sentie étrangère de toute cette hégémonie. Cette langue sur hauts-parleurs qui me propose des braderies m'est étrange et étrangère. Dans les allées, ce brusque parler québécois, entendu au passage, ne me fait aucun soupçon de ralliement, ou de fierté, ou de retrouvailles. J'y suis étrangère.

Alors quoi? Où serait-ce chez moi vraiment? Serais-je condamnée qu'à être un voyageur sans bagages, d'une halte à un autre, d'un perchoir à un nid reconstitué, comme une bohémienne sans visage qui campe, indifféremment, deux jours dans cette chambre très américaine, comme dans cette ville de Montréal, depuis vingt-sept ans déjà. Dans un autre vingt-sept ans, plus ou moins, je déménagerai encore, pour une destination (et une destinée) inconnue, entretemps, qu'importe où je crèche!

Voilà, je viens de vous raconter les tribulations d'un esprit qui recherche toujours sa cohérence. Sauf que cette fois-ci, la question prend une élévation (ou un fondement) tout autre. Je n'ai pas fini mes réflexions ...

Au retour à Montréal, je débarquais directement sur la rue Prince-Arthur pour un souper tardif avec ma soeur et mon mari. Déjà, nous sommes trop nombreux, j'ai peine à retrouver ma solitude.

Au perchoir, rien ne semble avoir bougé depuis deux jours et demie. Le frigo est toujours plein, mais les légumes un peu fanés. Sur le comptoir, la moitié du melon d'eau sûrit, la moitié du melon miel pourrit, à peine quelques verres sales trainent. Mes quatre hommes semblent avoir vécus ailleurs. Les journaux, les magazines, même le courrier attendent d'être lus. Ma maisonnée serait-elle vide sans moi? Sur le net, pas de mail non lu, dans la "communauté" peu d'écrits nouveaux, absences prolongées de deux compagnes de plume, la faune virtuelle danse distraitement ... Les monologues s'essoufflent ... Le mien reprend, sur un "beat" nouveau, nouveau pour moi aussi.

Des gestes bien appris, une liste de choses à faire, me serviront d'amarres, à un plancher de danse qui valse tout seul, avec moi dessus, qui suit, tant bien que mal!

hier consulter les archives demain

retour à la page principale

1